Nan, suites

Par sa pratique photographique, Romy Alizée explore l’imagerie BDSM et de la nudité à l’extérieur des codes de l’iconographie hétéronormative. L’autoportrait n’est plus seulement représentation mais acte par lequel l’artiste s’invente selon des normes par elles-mêmes déterminées. Il devient, pour reprendre les mots de Teresa de Lauretis, une « technologie du genre » questionnée par Alizée à travers un examen performatif. Ici, les corps ne jouissent pas au bénéfice de cellelui qui regarde, mais ne craignent pas non plus de s’exposer. Dans la série Things I Imagined, le fantasme se mêle à une documentation des pratiques sexuelles alternatives par le biais de l’intime : les mises en scène savamment composées d’Alizée sont comme autant d’incursions esthétiques au coeur d’une utopie irrévérencieuse qui se révèle à coup de rêveries successives. Ses modèles – parmi lesquel.les elle figure fréquemment – occupent le cadre sans s’excuser, nous regardent frontalement quand iels ne sont pas en train d’échanger un regard complice ou lascif.

Dans le travail de Mathilda Gustau, le regard s’impose lui aussi comme un élément primordial : ses images, portraits sobres au grain assumé, semblent inverser l’économie habituelle de la vision en régime photographique. Les modèles retournent à la caméra son regard, bousculant la dissymétrie voyeuriste d’une partie conséquente de la tradition photographique, comme si en regardant l’objectif, soit le dispositif qui procède à la mise en forme des corps, il s’agissait aussi de rendre visible la matrice qui produit l’injonction à la normativité des sujets. L’esthétique de la photographe, qui hybride l’univers léché de la mode avec le low-fi de l’archive, de l’objet trouvé, atomise peut-être ce que Sam Bourcier appelle la patriarchive en proposant un inventaire pluriel, alternatif des corps non-binaires.

Dans l’exposition Nan, suites, les images de Mathilda Gustau et de Romy Alizée ont été mises en relation telles des sœurs rêvées qui descendraient toutes deux de The ballad of sexual dependency ( 1982-199 5) comme d’une même généalogie. Sur plus d’une décennie, la photographe américaine Nan Goldin y documentait, par un diaporama de 684 diapositives, le quotidien des queers, drag queens, prostituées, sidatiques qm constituaient son cercle d’ami.es. En redéfinissant ce qui était digne d’être montré, regardé, Goldin rebattait les cartes du jeu de la représentation. À rebours d’une tradition documentaire héritée d’Evans, Atgee ou Arbus, Nan Goldin fait partie intégrante du milieu dont elle forge l’iconographie en en archivant les traces. Se mettant elle-même en scène, elle refuse de laisser ses sujets porter à eux seuls une vulnérabilité qu’elle endosse avec elleux dans ces photographies qui documentent l’addiction, la violence, mais aussi la fête, la sororité.

Cette sororité s’est déployée dans le contexte de la contreculture américaine des années 1980, mais elle a aussi une dimension historique et mondiale, puisque les images de Nan Goldin figurent désormais parmi les images-mères de la photographie queer contemporaine. Des suites, les images d’Alizée et de Gustau n’en sont pas au sens où elles sont secondaires, postérieures, mais plutôt dans la mesure où elles escortent cette pratique, dont elles sont les héritières aussi dignes qu’indisciplinées. Puisqu’elles font, chacune à leur façon, écho à une ballade, nous avons eu envie de les envisager comme des suites au sens musical: elles forment, avec l’œuvre de Goldin, un ensemble orchestral plutôt qu’elles ne l’accompagnent accessoirement. Nous voulons imaginer que les corps queers mis en scène par Gustau et Alizée se meuvent sur cette mélodie initiale, tout comme leurs images entrent ensemble dans une valse qui prolonge le bal initié par Goldin.