Illusions

Par quel miracle du regard et de la pensée, l’objet ordinaire devient de l’art ? Qui soupçonnerait, derrière une porte vitrée, à l’angle d’un mur, sur des dallages piétinés par des milliers de gens, une image artistique d’une signification profonde ? Le secret de cette alchimie est perdu dans la nuit des temps. On peut argumenter, échafauder des hypothèses, des théories psychologiques et sociologiques, mais le mystère demeure. Or, ce fait, irréductible, implacable, montre bien toute sa plénitude dans le cas d’Isabelle Girollet. Comment a-t-elle pu opérer un tel miracle sur une réalité aussi banale que la moderne architecture en ses détails les plus plats ? Eh bien, c’est précisément, cette personnalité si spontanée, si ouverte au monde changeant, qui nous offre ces visions et conceptions nouvelles. Jamais elle n’était allée si loin dans l’innovation. Son œuvre devient floutée, ponctuée, mobile, vive. Ses photos sont construites comme autrefois, parfaitement équilibrées, mais ça bouge, ça saute, avec rapidité parfois. Elles reflètent une nouvelle lumière mouvante. C’est la découverte de la notion de temps dans l’image. Voilà, ce qu’Isabelle — cet artiste courageuse, gaie, bienveillante — opère : elle emporte le spectateur, l’enchante, le conduit dans cette espace-temps, fugace et éternel. Qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est là qu’une étape. Une étape qui nous rappelle aussi bien Fontana que Soulages, et il y a fort à parier qu’Isabelle ira plus loin encore dans l’abstraction, dans cette recherche du mouvement et du temps dans l’espace clos et figé de l’image, ou formes, lignes et couleurs se complètent et jouent ensemble pour dynamiser la surface, la faire elle-même bouger et l’extraire de son propre carcan. Il y a là de l’intellectuel qui s’ignore, car tout cela, avec Isabelle Girollet, se fait dans la plus grande candeur et simplicité. Pourtant, il y a quelque temps, elle me confiait qu’elle rentrait le soir toujours épuisée. Elle avait en effet marché, photographié et, surtout, elle s’était plongée toute entière dans sa réflexion, cherchant ce quelque chose qu’on retrouve dans sa pensée, ses instantanés, ses clichés, au point de se confondre avec eux. Il n’y a pas de mystère, toute image d’art photographique est plus qu’un simple shooting. De cela, on se moquerait presque, s’il n’y avait en arrière-plan une véritable personnalité d’artiste.

Extrait de Jérémie Benoît, Conservateur Général Honoraire, Illusions, de Isabelle Girollet, aux éditions Portaparole, Arles 2022