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Pour sa deuxième carte blanche, notre invité de la semaine, le photographe et le fondateur des éditions Images Plurielles, Abed Abidat, a demandé à Alice Kaplan, romancière et historienne américaine qu’il a souvent croisée en Algérie, de poser un regard extérieur sur les éditions Images Plurielles et de le questionner sur son métier d’éditeur indépendant. Découvrez la retranscription de leur entretien.

Alice Kaplan : Je connais Abed Abidat depuis mon premier voyage en Algérie, en 2012. Espiègle mais d’un grand sérieux, modeste mais fier d’un travail éditorial d’une grande exigence, son regard d’auteur et d’éditeur se porte sur l’être humain, sur son environnement urbanistique, architectural, sociétal et sur les enjeux géopolitiques contemporains les plus troubles, de Sétif à Gaza, de l’oléoduc de la Géorgie aux zones industrielles de sa ville natale, Marseille. Parmi ses livres qui m’ont inspirée, je pense à “Son œil dans ma main”, de 2022, où des photos de Raymond Depardon côtoient les textes de Kamel Daoud sur l’Algérie à l’aube de son indépendance.  Et aussi à ce catalogue merveilleux de l’exposition “Baya : Femmes en leur jardin”  qui m’inspire pour un récit que je prépare sur cette peintre algérienne et ses débuts à Paris, en 1947. Ces deux beaux livres ont été très vite épuisés. Abed a le génie de la mise en page, il maîtrise l’assemblage des photos et des mots.  Je l’ai vu aussi à l’œuvre dans la Casbah d’Alger, où il organise des ateliers.
Le 15 mars, entre Paris et Alger, je lui ai demandé de revenir sur son parcours de photographe, d’éditeur, et d’animateur.

Son œil dans ma main © Raymond Depardon. Issu de l’ouvrage publié aux éditions Images Plurielles

AK : Abed, comment êtes vous venu à la photographie ?

Abed Abidat :  J’étais jeune. J’avais 17 ou 18 ans. J’étais attiré par cet étrange objet qu’est l’appareil photo. Dans la cité où je vivais, dans le 15e arrondissement marseillais, un type vendait son appareil, un Reflex semi-automatique.   Je n’avais pas le sou. J’ai fait du troc pour l’obtenir.  Évidemment je ne savais pas l’utiliser.  Je l’ai toujours, cet appareil, 40 ans plus tard !  Et un jour Youssef Khafif, un animateur qui habitait dans notre cité,  Les Aygalades, est venu nous proposer des initiations à la photographie, de la prises de vue au laboratoire. C’était dans le cadre de sa formation d’animateur.  Je devais avoir 19 ans à l’époque. Cette initiation n’était que le début.  Après je me suis inscrit dans une école de photographie sur le campus d’Aubagne de l’Université d’Aix Marseille. (nb : Le département SATIS (Sciences, Arts et Techniques de l’Image et du Son de la faculté des sciences ). Là, nous étions entourés de professeurs très calés, notamment Claude Barême, aujourd’hui décédé. C’est lui qui m’a tout appris. C’était mon maître.  J’ai eu la chance par la suite de retourner aux Aygalades, pour faire moi-même ce travail d’animateur et d’éducateur.  Ainsi j’ai l’impression d’offrir aux autres si ce n’est qu’une partie de ce que j’ai reçu, de boucler en quelque sorte mon propre apprentissage. Et je me dis que la photo mène à tout !

AK :  Racontez-moi la naissance d’Images Plurielles.

Abed Abidat : Images plurielles est né en avril 2000.  Avec un groupe de photographes, on avait envie de pouvoir diffuser nos propres images. A l’époque on était démuni, on n’avait pas les moyens.  Alors on s’est mis à fabriquer des coffrets photo et on a fait une grande exposition à Marseille.  En fait, nos premiers projets sont liés à la ville de Marseille. Depuis, chacun a frayé son propre chemin.  Je me suis installé dans un atelier, pas loin de la Plaine (la place Jean Jaurès). En face s’est installée ensuite dans cet atelier à la rue du Loisir. C’est là que je conçois les livres photos de Images Plurielles.

AK : Parlez-moi de cet atelier, de ce QG de Images Plurielles….

AA :  Je travaille dans un tout petit espace partagé.  Au rez-de-chaussée il y a un atelier de couture.  Moi, je suis sur une mezzanine. C’est là où tout se fait : le travail sur ordinateur, la production d’expositions, les encadrements…

AK :  Quel est le livre dont vous êtes le plus fier ?

AA: c’est toujours le prochain, le livre à venir qu’on aime le plus !  Pour la préparation d’un livre on est tellement plongé dans toute une chaine de production, dans parfois des soucis aussi à anticiper avec les imprimeurs. Il y a la relation avec le maquettiste, avec le graphiste…
Il m’arrive assez souvent de faire de la co-édition, ce qui rajoute une nouvelle charge de travail… Vous connaissez l’expression : « Plus on est des fous, plus on rit. » .  Je dirais plutôt : « Plus on est des fous, plus on devient fou ! » On est à fond dans le livre qu’on est en train de fabriquer. On fait le maximum pour contenter tout le monde, du photographe à l’écrivain du texte qui contextualise et raconte les photos.
Mes livres rassemblent tout un monde :  l’écrivain, le photographe, le chromiste, le graphiste, l’imprimeur, le façonnier sans parler du correcteur, et j’en passe.  On peut en sortir lessivé… Même un peu dégouté, comme saturé.  Mais lorsque je reçois le produit final de mon travail, j’ai un rituel :  je tiens à être le premier à recevoir le livre.  Dès que l’ouvrage arrive, je le prends, je ferme l’atelier, et je m’assois à une terrasse de café, à la Plaine, â côté de l’atelier, là où nous nous sommes parfois donné rendez-vous, Alice. J’enlève alors le cellophane, je regarde le livre tranquillement, je le savoure. J’assume mon travail !

AK :  Je suis très séduite par la qualité de vos livres imprimés en Italie par EBS (Editione Bortolazzi Stei) à Vérone.

AA : Voilà comment cela s’est passé. Avec mes confrères, éditeurs indépendants de livres photo, j’échange énormément autour des questions de fabrication. C’est ainsi qu’on m’a parlé de l’imprimerie EBS. Il faut dire que ce n’est pas la seule imprimerie en Italie qui excelle dans la publication de photographies, mais elle est parmi les meilleures. Elle est connue notamment pour l’impression en deux ou même trois couleurs, un noir et un ou deux pantone gris (la bichromie ou la trichromie).  De grandes maisons d’éditions vont imprimer chez eux.
Quand j’ai vu cette haute qualité d’impression, j’ai tout de suite eu envie de travailler avec eux.  Notre premier projet commun date de 2010,  pour un livre de photos que j’avais prises dans l’Est de l’Algérie, photos qui témoignent des traces du massacre des algériens par l’armée française, à la suite des manifestations du 8 mai 1945, où l’on rencontre des survivants.   L’ouvrage s’appelle: “8 mai 1945 – Tragédie dans la Constantinois, Sétif, Guelma, Kherrata. Mes photographies sont accompagnées d’un important texte de l’historien Jean-Louis Planche, essentiel pour comprendre cet événement déclencheur de la guerre de l’indépendance. Il y a aussi les témoignages écrits des protagonistes.

AK :  Je me souviens bien du jour où vous avez offert cet ouvrage à l’ambassadeur de France à Alger, visiblement ému, et qui nous disait l’importance de la lumière que vous apportez sur une tragédie peu connue en France.
Mais Abed, pour revenir à notre interview, je me suis aperçue que votre travail d’éditeur n’était que la face visible de l’iceberg. Images Plurielles a d’autres activités, n’est-ce pas ?
AA :  En effet, je diffuse aussi des expositions dans des galeries photos ou dans des institutions comme les bibliothèques ou les médiathèques. Je monte parfois des projets pour accompagner des jeunes à la pratique de la photographie. J’organise également des ateliers auprès de publics en précarité sociale. Je vais dans les cités, dans des foyers de travailleurs immigrants, dans les prisons.

Atelier Lioum Soura à la Casbah

AK :  Je vous ai vu à l’œuvre dans la Casbah d’Alger pour votre atelier “Lioum Soura”.
AA : Lioum Soura, cela signifie “La photo aujourd’hui”. C’est une série d’ateliers organisés dans le cadre du programme “Le champ des possibles.”  C’est à chaque fois différent.  En décembre, par exemple, on a donné de petits appareils numériques à 11 enfants, de 8 à 12 ans, pour qu’ils se baladent, qu’ils fassent des rencontres, discutent et photographient leur quartier.  Que les enfants de la Casbah regardent la Casbah, en quelque sorte.  À la fin de chaque matinée,  on regarde ensemble les images pour en apprécier l’esthétique. Ainsi on initie non seulement des futurs photographes mais aussi des critiques d’art en herbe !  Nous avons la chance de travailler à la Dar Ben Cheneb, une ancienne bâtisse ottomane devenue bibliothèque, réputée pour ses parements de céramique et ses fenêtres qui ouvrent sur la mer.  Je compte organiser là-bas des expositions ouvertes à tous avec les photos réalisées par ces enfants.

https://www.imagesplurielles.com/fr/

La Rédaction
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