Pour sa troisième carte blanche, notre invité de la semaine, le galeriste et mathématicien britannique Adrian Bondy, revient sur sa rencontre avec deux grands photographes du XXème siècle : André Kertesz et Henri Cartier-Bresson. C’est dans une galerie new yorkaise qu’il rencontre André Kertesz, nous sommes en 1985, c’est quelques mois avant le décès du photographe. Quelques années plus tard, il tente de photographier Henri Cartier-Bresson dans le cadre du vernissage de son exposition, à l’époque où la Fnac disposait de galeries photo. La photo ne fut pas prise, mais il pourra échanger avec l’un de plus grands photographes humanistes.
En mai 1985, je participais à un colloque sur les mathématiques à New York. À cette occasion, la Harder Gallery présentait une exposition d’œuvres d’André Kertész. Étant un grand admirateur de son travail, je suis allé la voir avec deux amis. Alors que nous regardions les photographies, mon ami Gena s’est tourné vers moi et, désignant un homme habillé de manière élégante mais décontractée, assis dans le petit bureau situé dans le coin de la pièce, m’a demandé : « C’est lui ? ». C’était bien lui, et Susan Harder nous a fait signe de venir. Nous nous sommes présentés. Lorsque j’ai donné mon nom, « Adrian Bondy », Kertész a immédiatement tapé sur sa poitrine en disant “Moi, je suis Bandi. Ma mère m’appelait toujours Bandi ! ».

André Kertész à la Harder Gallery, New York, mai 1985
Un exemplaire de son livre « J’aime Paris » avait été laissé à la disposition des visiteurs. Nous étions pratiquement les seuls visiteurs de l’après-midi. La glace ayant été brisée, nous avons eu droit à la présence du maître pendant près d’une heure pendant qu’il feuilletait son livre et décrivait les circonstances de chaque photographie. Un moment magique. Malheureusement, ‘Bandi’ Kertész est décédé quelques mois seulement après notre rencontre.
J’ai rencontré Henri Cartier-Bresson pour la première fois lors du vernissage de son exposition « L’Amérique Furtivement : 1935/1975 » à la Fnac Étoile en novembre 1991. Après avoir fait le tour de l’exposition et pris quelques photos, j’ai remarqué qu’il était assis tranquillement tout seul. Quelques personnes semblaient avoir réussi à le photographier en cachette, et j’ai donc flâné à proximité avec l’intention de faire de même. Mais lorsque j’ai levé mon Leica (une erreur évidente), il m’a surpris instantanément, s’est levé et a crié « Non, non, non, non, non ! », les poings agités, visiblement bouleversé. J’étais très secoué et j’avais l’impression d’avoir commis un crime de lèse-majesté, HCB ayant été mon idole pendant de nombreuses années. Ce soir-là, je lui ai écrit une carte postale (avec une de mes photos), en m’excusant de l’avoir troublé et en soulignant que c’était la dernière chose que je souhaitais faire. Il m’a répondu par des mots gentils sur l’une de ses propres cartes postales.

À l’exposition de Cartier-Bresson “L’Amérique Furtivement : 1935/1975”
Fnac Étoile, novembre 1991
Notre deuxième rencontre a eu lieu lors du vernissage de sa grande rétrospective « De qui s’agit-il ? » à la BNF en avril 2003. Je travaillais à Chevaleret, non loin de là, et j’ai décidé de m’y rendre un jour plus tôt en reconnaissance pour voir comment je pourrais assister au vernissage. J’avais mis mes vêtements de travail habituels, un jean et un sac à dos. A mon arrivée, une petite foule s’était rassemblée, et il y avait une file d’une dizaine de personnes, Cartier-Bresson, Martine Franck, sans doute leur fille Mélanie et sa nièce Anne, plus une poignée d’amis proches et autres parents du photographe. Par une étrange impulsion j’ai rejoint le fond de la file. Elle s’est mise à avancer et bientôt je me suis retrouvé à passer devant le garde à l’entrée prêt à entrer dans l’exposition. C’était irréel. J’étais là avec les intimes du maître, seul dans cette grande salle d’exposition. J’ai dû me pincer. Pendant que les autres s’aventuraient, je suis resté près de l’entrée à parcourir les vitrines d’objets personnels, d’appareils photo et de documents. Cartier-Bresson était assis tout près. Finalement, j’ai pris mon courage à deux mains et je suis allé le saluer. Il s’est levé, la main droite posée sur une canne au pommeau d’argent. Sans réfléchir, j’ai tendu la main droite pour la serrer, ce à quoi il m’a répondu « Vous voulez me casser la gueule ? ». Encore un faux-pas ! Je me suis excusé, mortifié, et j’ai battu en retraite. La deuxième vague d’invités commence à affluer : les membres de Magnum.
À l’exposition, lors d’une autre rencontre fortuite, j’ai fait la connaissance de Louis Stettner et appris que l’inauguration de la Fondation HCB aurait lieu le lendemain. Il a eu la gentillesse de me faire entrer à cet événement et m’a également invité à me joindre à un petit groupe pour un dîner au cours duquel j’ai obtenu les coordonnées du réparateur des appareils photo de Cartier-Bresson. Une soirée féerique.
Lors de l’inauguration dans ce bâtiment élégant de la rue Lebouis, j’ai trouvé HCB assis près de la fenêtre au troisième étage, très lumineux. Il m’a demandé ce que je faisais. Lorsque je lui ai répondu que j’étais mathématicien, il m’a tout de suite demandé la signification de zéro. J’ai tâtonné pour trouver une réponse, marmonnant quelque chose d’inadéquat sur le vide et le cercle.
Ma dernière interaction avec Cartier-Bresson a eu lieu après une journée de conférences en son honneur à la BNF le 14 mai 2003. Au cours de l’une de ces conférences, visiblement irrité, il s’est levé et a proclamé d’une voix forte que pi (le rapport entre la circonférence d’un cercle et son diamètre) était tout ce qui comptait. Un moment bizarre, mais qui montre clairement sa vénération pour les mathématiques. À la fin de la séance, il s’est retiré dans une pièce située derrière l’amphithéâtre. J’ai noté sur un bout de papier une équation célèbre – sans doute la plus belle – des mathématiques, impliquant à la fois pi et zéro, ainsi que i, la racine carrée de -1, et e, la base des logarithmes naturels :
Lorsque je la lui ai présentée, il m’a demandé de la signer. Je protestai qu’il ne s’agissait pas de ma formule mais d’une formule due à Léonard Euler. « Signez-la quand même », a-t-il insisté. C’est ce que j’ai fait. Il l’a ensuite glissée dans une poche intérieure de sa veste en disant « Je la garderai précieusement ».
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