L'Invité·e

Carte blanche à Yolita René : Dimanches de liberté. 1965-1985 en Lituanie. Photographies d’Algimantas Kuncius

Temps de lecture estimé : 5mins

Pour sa première carte blanche, notre invitée, Yolita René, historienne de l’art et commissaire d’expositions indépendante lithuanienne a choisi de nous présenter « Dimanches de liberté. 1965-1985 en Lituanie » avec les œuvres du photographe Algimantas Kuncius, une exposition virtuelle présentée dans le cadre des 50èmes Rencontres d’Arles. L’occasion de nous raconter la genèse de ce projet et de nous dévoiler le travail d’Algimantas Kuncius!

(…) et les prés sentaient le cirage des chaussures (…)
A. Kuncius

© Algimantas Kuncius

J’ai conçu ce projet d’exposition pour les Rencontres photographiques d’Arles à partir de deux cycles photographiques d’Algimantas Kuncius : « Dimanches » (1965-85) et « À la mer » (de 1965 à aujourd’hui) ainsi que de brèves séquences filmées en 16 mm par le photographe dans les années 1980-82.

A partir de 1965, le photographe initie son plus long cycle « Prie juros » (« A la mer »), réalisé lors de ses promenades à Palanga, la station balnéaire populaire sur les rives de la Baltique. Aussi, son livre « By the sea. Palanga 1965-2015 » édité par Kaunas Photography Gallery vient de paraître en 2021.

Dans sa jeunesse, Algimantas Kuncius a été très marqué par l’œuvre d’Henri Cartier-Bresson et il dédie ainsi ce cycle au photographe français.
De plus, il est le premier photographe à avoir compris l’importance du dimanche comme échappatoire au communisme en consacrant un cycle sur les « Dimanches » en Lituanie entre 1965 et 1985, qui constitue des archives précieuses sur cette période.

Le poète lituanien Marcelijus Martinaitis, en 1977, qualifie les « Dimanches » en tant que cycle « épique » qui témoigne de la participation de la campagne à l’histoire sociale du pays. Selon lui, « l’idée de la vie ne s’incarne pas et ne se résume pas en un seul visage, en un seul événement » et Algimantas Kuncius développe cette idée à travers les mille visages des gens de la campagne, à travers leurs états d’âme du dimanche, lorsqu’ils sont détendus, libérés du poids de leurs contraintes, dans leur environnement.

Dès son enfance, le photographe a été sensibilisé au thème des Dimanches dont il garde encore les souvenirs olfactifs, visuels et sonores vivaces, conférant à ce cycle une aura si particulière.

Son père était organiste et jouait dans une église voisine, mais à l’arrivée des soviétiques il a dû fuir en une nuit avec sa famille à Kaunas, car le risque d’être déporté au goulag était imminent. Le photographe avait alors 7 ans seulement.

© Algimantas Kuncius

En revenant à la campagne pendant ses vacances d’été, Algimantas encore enfant observait les familles habitant dans ces lieux reculés, marchant à travers les prés quadrillés par des petits chemins. Vêtus de leurs habits du dimanche et de leurs chaussures fraîchement cirées, comme en procession, ils parcouraient à pied de longes distances pour se rendre à l’église et se recueillir en s’élevant au dessus de leur travail quotidien et de leur vie collectiviste.

Dès 1963, Algimantas Kuncius travaille en tant que photo-reporter pour la presse culturelle. Le dimanche, jour du repos, il enfourche sa moto Jawa en emportant son vieux Leica pour se rendre à la campagne proche des rivages de la Baltique.

Marqué par les souvenirs de son enfance, il se coule dans cette foule anonyme et, affranchi de toute idéologie, il rend hommage à ces gens simples, en quête de liberté, dans son style proche des photographes humanistes français.

L’image « survivante » (G.Didi-Huberman) se lit dans ces quelques paysages intacts où le visage de la terre-mère apparaît.

Puis, Kuncius suit ces villageois portant toujours la même tenue dominicale à Palanga, au bord de la mer où ils se mêlent aux citadins pour la promenade sur sa célèbre jetée en bois ou sur le sable mouillé, pour méditer face à la mer, ramasser de l’ambre, si le moment s’y prête, ou encore poser pour le photographe de plage afin de rendre éternels ces précieux moments.

© Algimantas Kuncius

« Leurs visages me semblent si beaux et si émouvants. Ils marchent depuis l’église vers la mer. Un émerveillement d’enfant se lit dans leurs visages reflétant le bonheur de recevoir le soleil comme une véritable bénédiction. », nous confie A. Kuncius.

On pourrait évoquer ici, non pas une catégorie « sociale », mais une catégorie « morale » à laquelle tous appartenaient. Le régime soviétique surveillait de près la pratique religieuse et l’église était le théâtre d’une véritable résistance afin de préserver la culture et la langue lituanienne.
Le paysan de Zemaitija côtoie un ancien ministre, autrefois déporté au goulag, posant incognito devant un photographe de plage comme pour immortaliser une partie de sa liberté retrouvée.

En 1977, Algimantas Kuncius a pu rencontrer Jonas Mekas lors d’un séjour exceptionnel du cinéaste en Lituanie, à l’occasion des 90 ans de sa mère. La guerre l’a chassé avec son frère de leur pays natal à l’âge de 19 ans. Après quatre années dans les camps de prisonniers et dans ceux des personnes déplacées en Allemagne, ils ont été obligés de s’exiler à New York, sans aucune possibilité de revenir en Lituanie. Le rideau de fer était déjà bien présent…

Lorsque A. Kuncius accompagnait J. Mekas, qui ne lâchait jamais sa Bolllex, il a été séduit par l’idée de filmer. Dès 1978, le photographe a pu acquérir lui aussi une caméra, russe, 16mm avec laquelle il a tourné  ad libitum, selon son expression, et sans scénario… Dans ce montage j’ai pu inclure quelques courts extraits des films de Kuncius de 1979-1981.

Nous avons dédié ce montage à la mémoire de Jonas Mekas qui nous a quitté en janvier 2019.
L’image du cinéaste, assis près de sa mère pour leurs dernières retrouvailles, clôture ce montage.

Yolita René
www.baltic-silence.photo