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La galerie et librairie Écho 119 voit le jour à Paris en 2016 sous l’impulsion de Noëlle Colin. Aujourd’hui, neuf ans après son ouverture, Écho 119 quitte son petit espace de la rue Vieille du Temple pour rejoindre un nouveau lieu à quelques pas de là, rue des Minimes. Pour son inauguration, la galerie a choisi de présenter pour la première fois le travail de la photographe japonaise Rinko Kawauchi. À cette occasion, j’ai rencontré Salomé d’Ornano, directrice de la galerie depuis l’année passée, et Kimiko Asano, directrice artistique. Toutes deux nous parlent de leur passion commune et de l’âme d’une galerie pas comme les autres

« L’essentiel pour nous est de transmettre notre passion pour l’art, de rester proches de nos clients et de nos artistes, et de continuer à innover tout en respectant nos valeurs. » – Salomé d’Ornano

Portrait de Salomé d’Ornano (à gauche) et Kinuko Asano (à droite)

Ericka Weidmann : Salomé d’Ornano, vous avez pris la direction de la galerie il y a tout juste un an. Pouvez-vous revenir sur votre parcours ?

Salomé d’Ornano : J’ai fait mes études en histoire de l’art. J’ai ensuite complété ma formation avec deux masters, l’un en projets culturels, l’autre en photographie. Mes premières expériences professionnelles se sont faites dans des musées et des institutions. À l’époque, travailler en galerie m’apparaissait comme quelque chose de mercantile, un monde où l’art était dénaturé par des enjeux financiers. Mais tout a changé lorsque j’ai travaillé à a ppr oc he, aux côtés d’Emilia Genuardi, une expérience qui m’a ouvert les yeux sur le véritable rôle d’une galerie. Par la suite, j’ai travaillé pour la Galerie Fisheye où je suis restée trois ans. C’est là que j’ai vraiment découvert le monde de la galerie, un secteur exigeant mais passionnant. Ce fut une expérience formatrice qui m’a poussée à poursuivre dans cette voie. La rencontre avec la Galerie Echo 119 s’est révélée comme une évidence. Nos visions étaient parfaitement alignées. Nous partagions la même énergie, le même enthousiasme pour les artistes, et c’est ainsi qu’est née cette collaboration.

E. W. : Quel est votre rôle en tant que directrice de la galerie ?

S. D’.O. : Je m’occupe de la gestion de l’équipe, du développement de la galerie et de sa visibilité. Cela inclut la gestion des relations avec les artistes et la manière dont nous les intégrons dans notre programmation. Mais il y a aussi un aspect crucial : la gestion financière. Maintenir un équilibre économique tout en soutenant les artistes et en offrant un environnement propice à leur travail créatif est un défi permanent. En parallèle, nous avons une vision collective, portée par la fondatrice de la galerie Noëlle Colin et Kinuko Asano, la directrice artistique, qui est essentielle pour naviguer entre les aspects artistiques et commerciaux de la galerie.
Avec Kinuko, on réalise une co-direction de la galerie. Nous sommes très complémentaires, et cela se reflète dans notre manière de travailler. Nos approches et nos expertises sont différentes, mais c’est ce qui fait la richesse de notre collaboration. Nous avons des visions parfois divergentes, mais nous parvenons toujours à trouver une solution commune qui nous semble juste.
Le plus grand défi reste l’équilibre entre l’aspect artistique et l’aspect financier. Travailler dans une galerie, c’est jongler avec ces deux facettes constamment. D’un côté, il y a la mission de promouvoir les artistes et de les aider à se faire connaître, de l’autre, il y a la nécessité de générer des revenus pour assurer la pérennité de l’espace. C’est un équilibre fragile, mais qui fait tout le charme de ce métier.

E. W. : Kinuko Asano, vous occupez le poste de directrice artistique de la galerie Echo 119, pouvez-vous vous présenter ?

Kimiko Asano : J’ai étudié le design graphique et la direction artistique. À la sortie de l’école, j’ai monté un collectif avec des camarades, tout en travaillant dans une petite agence. Mais j’ai toujours été attirée par la photographie. À un moment, j’ai ressenti le besoin d’aller plus loin que la simple collaboration graphique autour de la photo, alors j’ai repris une année d’études entièrement dédiée à la photographie. J’ai eu la chance de pouvoir le faire en étant soutenue par mes clients freelance, qui ont accepté de m’attendre.
À la fin de cette formation, je voulais vraiment trouver un métier où je pourrais mêler direction artistique, design et photographie. Je pensais à une maison d’édition spécialisée en livres photo ou, pourquoi pas, à une galerie. Ce qui est drôle, c’est que la galerie avait déjà été fondée par ma mère, Noëlle Colin, mais je ne savais pas qu’elle cherchait quelqu’un. C’est une cousine qui m’a soufflé l’info : ils avaient besoin d’une personne à la fois créative, à l’aise en photo, bilingue français-anglais… et si possible parlant japonais. Je les ai appelés directement et j’ai passé un entretien. Et voilà !

Untitled, 2024, from the series of “M/E” © Rinko Kawauchi / Galerie Echo 119

E. W. : Aujourd’hui, quel est votre rôle en tant que directrice artistique de la galerie ?

K. A. : Il est double. D’un côté, je m’occupe de toute la communication visuelle de la galerie : design des supports, cartes, certificats, éléments graphiques, etc. C’est une partie que je gère intégralement. De l’autre côté, il y a un rôle plus curatorial, plus conceptuel : réfléchir aux artistes que nous voulons représenter, repérer de nouveaux talents, créer des dialogues entre les œuvres. Cette réflexion se fait toujours en équipe. Nous sommes une petite structure, donc c’est important que chacun se sente à l’aise avec les expositions, car vivre deux mois entouré d’œuvres qu’on ne comprend pas ou n’aime pas, c’est très difficile. Même si je suis souvent à l’initiative, la décision est toujours collective.
Le dialogue entre les œuvres mais aussi entre les artistes est très important. En particulier lors de foires ou d’expositions thématiques, comme à Art Paris. Parfois, on présente trois artistes aux univers très différents. Mon rôle, c’est de créer un lien, un fil conducteur, une mise en scène qui permette au public de percevoir ce dialogue. On essaie de ne pas toujours jouer sur des noms connus, mais plutôt de proposer une narration visuelle forte, qui intrigue, qui pousse à aller plus loin. Pour moi, la scénographie d’une exposition est très proche de la conception d’un livre photo. Dans les deux cas, il s’agit de construire un récit, de guider le regard du spectateur pour l’amener à découvrir, comprendre, ressentir.

E. W. : La galerie vient tout juste d’emménager dans un nouvel espace, et vous avez choisi d’inaugurer ce lieu avec une exposition de la photographe japonaise Rinko Kawauchi, à l’occasion de la sortie de son nouvel ouvrage M/E publié aux éditions Delpire&co. Pourquoi ce déménagement ?

K. A. : Cela faisait un moment qu’on pensait à déménager. Le 119 avait beaucoup de charme, et on y a vécu de très beaux moments. Certains clients étaient même inquiets : « Vous allez perdre l’âme du lieu ! » Mais on commençait à être vraiment à l’étroit. Avec 40 m², aussi créatives qu’on soit, il était impossible de pousser les murs. C’était devenu difficile, autant sur le plan logistique qu’intellectuel. On voulait pouvoir accueillir des œuvres de plus grande taille, aller plus loin dans la scénographie, et offrir à nos artistes un espace à la hauteur de leurs ambitions — et des nôtres aussi.

S. D’.O. : On arrivait aussi à la fin d’un cycle : neuf ans d’activité, la fin du bail… et quelques soucis concrets comme l’interphone défaillant, qui laissait les visiteurs dans la rue. L’envie de changement était là, mais il nous a fallu près de deux ans pour trouver un lieu qui nous convainque vraiment.

K. A. :
On a visité beaucoup d’endroits, mais rien n’avait la chaleur du 119. Et puis, un jour, on est entrées dans ce lieu Rue des Minimes, on s’est regardées et on s’est dit : « On est d’accord ? » C’était évident. Il y avait une atmosphère d’appartement, d’intimité, presque domestique. On s’y est senties chez nous immédiatement.

Untitled, 2020, from the series of “M/E” © Rinko Kawauchi / Galerie Echo 119

E. W. : Et comment est née l’idée d’exposer Rinko pour cette inauguration ?

S. D’.O. : Rinko, c’est une photographe que nous suivons depuis longtemps. La librairie vend très bien ses livres — ils parlent à notre public, et à nous aussi. C’est une artiste qui résonne profondément avec notre sensibilité. Elle est japonaise, c’est une femme, et son approche de la nature est d’une délicatesse bouleversante. On collabore avec beaucoup de femmes, beaucoup d’artistes japonaises, et il y avait une vraie cohérence à ouvrir ce nouvel espace avec elle. Et puis elle n’a jamais exposé cette série en France. On avait déjà vendu quelques tirages, on savait que certains collectionneurs étaient intéressés. Alors on lui a proposé, et elle nous a dit : « C’est le moment parfait. » C’était un vrai cadeau.

K. A. : Il y avait aussi une envie d’envoyer un message lumineux. Son travail est profondément bienveillant, empreint de douceur et de poésie. Dans cette nouvelle série — qui n’a pas encore de titre — elle parle de son désarroi face aux conflits du monde, mais aussi de l’espoir. On retrouve cet élan dans son livre M/E, commencé au moment de la pandémie : il y a cette idée de retrouver de la beauté dans le quotidien, dans la nature, dans les gestes simples, dans le lien avec sa fille… Ce message nous a beaucoup touchées. Pour une ouverture, on voulait de la lumière, de l’apaisement, de la tendresse. Rinko s’imposait comme une évidence.
Ce nouveau lieu, on l’a vraiment pensé comme un espace d’accueil. On veut que les gens se sentent bien ici, qu’ils aient envie de rester, de feuilleter des livres, de parler. Certains visiteurs deviennent des amis. On propose souvent un café ou un thé, on prend le temps. Et dans le travail de Rinko, il y a cette même douceur, cette même générosité. Pour nous, l’ouvrir avec elle, c’était offrir au public une première expérience aussi intime que lumineuse.

Untitled, 2014, from the series of “M/E” © Rinko Kawauchi / Galerie Echo 119

E. W. : Vous avez inauguré ce nouvel espace la semaine dernière. J’imagine que ce déménagement, associé à cette exposition inaugurale, a modifié la dynamique de la galerie ?

S. D’.O. : Absolument. On constate déjà un changement radical, tant en termes d’affluence que dans notre charge de travail, qui a littéralement triplé. Le 119, malgré son charme d’écrin de verdure, avait ses limites. On a vraiment envie d’inscrire durablement la galerie Echo dans le secteur de la photographie.
Et nous souhaitons renforcer l’espace librairie et nous ouvrir à d’autres formes d’expression artistique. Par exemple, lors d’événements ou de conférences, nous invitons des intervenants issus de divers horizons – pas uniquement du milieu de la photographie – afin d’enrichir le dialogue et de partager des sujets passionnants avec notre public. Nous voulons que la galerie devienne un lieu d’échanges et de découvertes, où chaque rencontre, même inattendue, peut susciter l’intérêt et éveiller la curiosité.

K. A. : Ce nouvel espace offre une atmosphère différente. Il s’agit d’un lieu pensé comme un véritable appartement, chaleureux et accueillant. Ici, le rapport humain est primordial. Nos clients ne viennent pas uniquement pour admirer des œuvres, ils viennent pour s’installer, prendre le temps de feuilleter nos livres, discuter autour d’un thé ou d’un café. Cette proximité est essentielle pour nous, que ce soit avec nos visiteurs ou nos artistes.
Et, bien sûr, nous aimons aussi faire la fête ! Aujourd’hui, le nouveau lieu nous permet d’accueillir davantage de monde, de créer des événements conviviaux. On ne se contente plus d’exposer : on organise des moments de partage, où l’on aime manger, boire et recevoir. C’est un vrai plaisir de voir nos visiteurs rester, discuter, s’immerger dans l’ambiance.

E. W. : La galerie est spécialisée en photographie avec un intérêt particulier pour les artistes japonais, pouvez-vous nous en dire plus sur cet axe artistique ?

K. A. : L’histoire de notre galerie est intimement liée à la photographie japonaise. Initialement fondée par Noëlle Colin, elle s’inscrivait dans un dialogue avec la Takaichi Gallery Paris. Au fil du temps, nous avons développé un intérêt fort pour les livres photo, et c’est un sujet incontournable au Japon, c’est considéré comme un médium à part entière. Aujourd’hui, le marché du livre photo en Europe a évolué de manière spectaculaire, et nous aimons montrer qu’une œuvre peut s’exprimer très différemment sur support imprimé par rapport à une exposition.
Au-delà de la nationalité, c’est surtout la question de l’accompagnement et de la visibilité des artistes femmes qui nous anime. Dans notre galerie, la représentation penche à environ 60% en faveur des femmes. C’est un engagement, une manière de soutenir ces artistes qui, souvent, n’ont pas la même visibilité ou doivent lutter pour exposer. Nous travaillons à leur côté, les encourageons, et cela se ressent dans le lien de confiance que nous instaurons.

Untitled, 2021, from the series of “M/E” © Rinko Kawauchi / Galerie Echo 119

E. W. : En ce moment on assiste à la fermeture de plusieurs galeries photo. Comment évaluez-vous la situation économique des galeries photo ? Et où vous situez-vous ? Comment fait-on aujourd’hui pour assurer la pérennité de cette activité ?

S. D’.O. : C’est une très, très bonne question. On se pose cette question tous les jours. Nous sommes parfaitement conscientes que notre commerce n’est pas toujours stable – il suffit d’une erreur pour que l’équilibre se fragilise. Il faut aussi distinguer notre modèle des autres galeries. Nous sommes « galerie et librairie », nous n’avons donc pas eu la même expérience durant le covid. À l’époque, l’État soutenait bien plus les librairies que les galeries. Nous avons eu des rentrées d’argent plus conséquentes grâce à ce soutien, notamment via la vente de livres. Cela nous a vraiment aidées.
Après cette période, je me souviens lorsque j’étais chez Fisheye gallery, de nombreuses structures ont eu des difficultés à repartir. Il y avait un désintérêt général et il fallait redonner aux gens l’envie de revenir en galerie. Pour nous, le fait d’avoir cette double activité nous a permis de survivre. Nous constatons aussi que le marché de l’art évolue : les goûts des collectionneurs et des institutions changent, et il faut constamment s’adapter. Et les artistes l’ont bien compris, ils sont nombreux à se renouveler à utiliser le médium photographique, mais à s’ouvrir à de nouveaux médiums. Malheureusement, nous avons vu des galeries mettent la clé sous la porte, qui était d’ailleurs à l’image d’une certaine époque, et nous en sommes très tristes. Mais de nombreuses autres s’ouvrent à Paris.
Je pense qu’il y a un mode de fonctionnement qui est à revoir et par exemple, au sein de l’équipe, nous portons une attention particulière aux dépenses, notamment sur les matières premières et sur l’encadrement. Autrefois, dans les années 80-90, on produisait sans vraiment réfléchir, mais aujourd’hui, nous avons adopté une démarche d’éco-conception. Certains nous traiteront de radines, mais nous préférons être écolos et économes, car la matière première coûte très cher.
Le business des foires est devenu presque omniprésent pour assurer un financement à long terme. Cette année, nous avons décidé de ne participer qu’à deux foires majeures – Art Paris et Paris Photo – afin de mieux contrôler nos dépenses. Nous envisageons de sortir moins de la France pour l’instant, afin d’assurer une sécurité financière qui, au final, protège aussi nos artistes.
Aujourd’hui, nous avons un noyau solide de clients fidèles qui nous soutiennent depuis des années. Avoir ce lien de proximité est essentiel : c’est grâce à ces contacts que nous pouvons avancer et garantir la pérennité de notre activité.

E. W. : Avez-vous des inspirations particulières ? Des galeries ou des personnalités qui vous influencent dans votre activité ?

S. D’.O. : Je préfère parler de personnalités plutôt que de galeries. Le monde de l’art et du marché de l’art reste historiquement très masculin. La première marchande d’art, Berthe Weill, qui a travaillé avec Picasso et vendu ses œuvres de son vivant, est une figure emblématique. Aujourd’hui, nous voyons une revanche féminine : le milieu de la galerie est de plus en plus dirigé par des femmes, ce qui change tout. Personnellement, j’admire énormément Anne-Laure Buffard, qui est partout et fait preuve d’une grande intelligence. D’autres personnalités comme Clémentine de la Féronnière et Valérie Cazin m’inspirent aussi par leur avant-gardisme et leur engagement. Et enfin, je ne peux oublier Pauline Pavec, qui a ouvert sa galerie à 30 ans alors qu’elle était encore à l’université !

E. W. : Pour conclure, pouvez-vous nous parler des actualités à venir pour la galerie ?

K. A. : Nous prévoyons une exposition en mai avec Ai Iwane – qui était exposée à Arles l’année dernière qui fait un formidable travail sur le deuil et la fusion entre la floraison et les esprits. Et nous retournerons à Arles, cette fois dans un lieu surprenant, une chapelle que nous avons modestement louée. En septembre, nous préparons également une exposition collective autour du thème de la mer, où nous ferons dialoguer quatre femmes artistes, dont une Japonaise, et très probablement un autre médium.

INFORMATIONS PRATIQUES

jeu27mar(mar 27)11 h 30 minsam10mai(mai 10)19 h 00 minRinko KawauchiPhotographiesGalerie Écho 119, 1 rue des Minimes, 75003 Paris

A LIRE
Noëlle Colin, fondatrice de la Galerie Echo 119, est notre invitée de la semaine
Salomé d’Ornano, directrice de la Fisheye Gallery est notre invitée

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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