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Tout au long du mois de mars, à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, nous partagerons avec vous une sélection d’ouvrages de femmes photographes réalisée par des éditrices françaises. Pour poursuivre ce dossier éditorial, c’est au tour de Fabienne Pavia des éditions du Bec en l’air de nous présenter le prochain ouvrage à paraître le 25 avril, une réédition de « Trop de peines » de la photographe Jane Evelyn Atwood (sorti en 2000 chez Albin Michel). Un livre qui retrace le projet monumental de la photographe, débuté à la fin des années 80, dans les prisons des quatre coins du monde.

She did her time

Il est des livres essentiels, des livres dont on se dit qu’ils doivent absolument exister. Trop de peines est à l’évidence de ceux-là. Vingt-cinq ans après sa parution, sa lecture procure toujours le même choc, nous laissant interdits face aux inégalités persistantes entre les hommes et les femmes devant la justice. Lire ce livre en entier engage une réflexion profonde sur les conditions de détention des femmes à travers le monde, dont on mesure, a posteriori, à quel point elles restent largement impensées.

« I have spent too much time in and out of jail – I am too old now. » (« J’ai passé trop de temps à entrer et sortir de prison – je suis trop vieille maintenant. »). Cette réponse donnée par une détenue américaine dans son rapport de précondamnation, alors qu’on lui demandait pourquoi elle pensait qu’elle ne devrait pas être envoyée en prison, a marqué Jane Evelyn Atwood au point d’inspirer le titre de son livre. En anglais, time, dans le vocabulaire carcéral, signifie aussi peine : « She did her time and got out » (« Elle a purgé sa peine et elle est sortie »). Car la peine, ici, imprègne chaque page. Elle se lit sur les visages – joues creusées, yeux cernés, poignets tailladés –, sur les corps abîmés, les murs salis, les fenêtres occultées. Elle résonne dans les longs couloirs qui se terminent invariablement par des portes à barreaux, quand ce n’est pas par une chaise électrique.

Couverture Trop de Peine

Quand Jane Evelyn Atwood entame ce projet en 1989, elle ignore encore qu’il occupera près de dix ans de sa vie, la conduisant dans quarante prisons, à travers l’Europe, la Russie, les États-Unis, Israël et même en Inde. Une décennie de batailles pour obtenir les autorisations de photographier à l’intérieur des cellules, trouver les fonds nécessaires pour produire ses reportages en travaillant pour la presse ou en utilisant les bourses et les prix qui lui sont alors décernés. Il est probable, au vu de la raréfaction des commandes dans la presse, qu’un projet d’une telle ampleur serait difficilement envisageable aujourd’hui sans le soutien d’un mécène. Encore faudrait-il que les autorités pénitentiaires donnent leur accord pour la publication des images. En France, bien que la loi autorise la prise de vue avec le consentement des détenus, l’administration pénitentiaire conserve un pouvoir discrétionnaire pour en restreindre la diffusion, invoquant la sécurité, la protection des victimes ou le risque pour la réinsertion. Aux États-Unis, les restrictions se sont durcies après le 11-Septembre pour des raisons de sécurité ou de contrôle de l’information, qui priment finalement sur la question du droit à l’image des détenues. À cela s’ajoute la privatisation croissante des prisons qui complexifie leur accès et opacifie davantage encore la règlementation. Quant à photographier aujourd’hui dans une prison russe, c’est une tout autre histoire…

Nous sommes en 2025 et quand Jane Evelyn Atwood se penche sur ce travail monumental à l’échelle de sa vie, elle confie qu’elle peine à croire être parvenue à rassembler ces centaines d’images. Elle se souvient de l’obsession qui l’animait, des montagnes qu’elle a dû soulever, de son opiniâtreté parfois déraisonnable, au prix de sacrifices personnels. Elle affirme qu’elle ne le referait sans doute plus. Mais face à la force de ses photographies, on ne peut s’empêcher d’en douter tant ce travail constitue une aventure sans pareil, qui l’a en quelque sorte transformée, « augmentée » d’une expérience humaine rare.

Une détenue menottée est emmenée chez le juge. Maison d’arrêt de femmes, Châlons-sur-Marne (aujourd’hui Châlons-en-Champagne), France, 1990.
© Jane Evelyn Atwood

Alors qu’elle plongeait dans ses archives pour ajouter quelques images supplémentaires à la première édition de ce livre datant de 2000 (Albin Michel pour la France et Phaidon pour les États-Unis), Jane a exhumé d’une chemise cartonnée des dizaines de lettres manuscrites envoyées par les détenues, auxquelles elle a répondu presque systématiquement. Si quelqu’un venait à douter du rôle que la photographe a joué dans la vie de ses femmes, la lecture de cette correspondance viendrait lever ses interrogations. Là encore le choc persiste, ravivant le sentiment de trop-plein, d’étouffement, mélange de révolte et d’incrédulité que suscite la lecture du livre.

« Evelyn ce serait merveilleux que tu puisses venir au mois de juin car je ne t’ai jamais oubliée, tu es une femme formidable. J’ai regardé ton émission, cela se passait en Russie, mais tu sais c’est un peu la même méthode qu’en France, lorsque nous sommes dans ces endroits nous n’avons plus aucune personnalité, nous sommes un numéro rien de plus. Nous avons peut-être fait une connerie mais il faudrait que ces chers magistrats fassent travailler leur cervelle et prennent par la racine.
Il y a beaucoup de choses à changer. Nous rentrons, nous sommes pour la plupart des filles que j’ai connues des agneaux, nous ressortons nous sommes devenues pour beaucoup des loups. »

« Bonjour Jane,
Je pense bien souvent à toi et j’espère un jour te revoir. […] La plupart des filles que tu connais sont sorties mais il en reste encore. Nous avons changé de direction et c’est devenu très sévère pour tout. Nous avons eu deux filles qui se sont suicidées par pendaison, une le 20 mars et l’autre hier le 5, jour de mon anniversaire, car elle en avait marre d’ici. En plus elle sortait dans pas longtemps. La première attendait une conditionnelle dans les trois mois avant sa mort, et l’autre fille devait sortir dans huit mois. La première a laissé un enfant de 7 ans, et l’autre deux petites filles et un mari en prison on ne sait pas où, toute sa famille habite la Tunisie. Est-ce que tu peux faire quelque chose ? Les filles n’en peuvent plus, elles sont toutes à bout. Les journalistes et les journaux n’en ont pas parlé. Que faire pour arrêter tous ces suicides dans les prisons françaises et ailleurs ? […] Voilà petite Jane. Je n’ai pas trop le goût et pas la possibilité de te dire encore tant de choses véridiques. Je me permets de te faire de gros bisous et je m’excuse de t’avoir tutoyée. Je te souhaite tout le succès possible car je sais que tu fais tout pour nous qui sommes privées de liberté. »

« Après mon incarcération, à ma sortie, j’ai eu la chance de trouver des boulots intéressants et bien rémunérés pour pouvoir m’en sortir, et à chaque fois quelqu’un a téléphoné anonymement à mes patrons. Et on m’a à chaque fois « priée » de donner ma démission « pour éviter le scandale », « vous comprenez, l’image de marque de la maison, etc. » Tu parles d’une réinsertion ! Et puis dans le quartier où ma mère habite, tous les gens avaient été mis au courant soit par la presse (qui avait exagéré honteusement l’histoire à en raconter n’importe quoi !), soit par mon ex-mari qui en faisait des gorges chaudes pour m’enfoncer ; tous ces gens me regardaient de leur air idiot, faussement compatissant, ou essayaient de m’éviter pour ne pas avoir à le dire bonjour ou simplement à croiser mon regard. Et puis il y a aussi cette maison d’arrêt qui se trouvait sur mon chemin.

Tu sais, je n’y suis restée que trois mois, mais j’en suis rudement marquée. En plus, des filles que j’y ai connues, il y en a trois qui sont décédées. Cela fait beaucoup, tu ne trouves pas ??? Il y a, après un passage là-bas, quelque chose de gluant qui reste… comme une malédiction, un mal sournois. C’est difficile à taire Jane. »

« Chère Jane,
Comme tu le constateras, j’ai été transférée ici, à la maison d’arrêt de Vannes, depuis le mercredi 20 juin et j’avoue que j’accuse très mal le coup, car à cause de ce transfert, je ne peux plus voir mon mari, ni mon fils et cela me pèse. Oh, je ne dis rien mais je commence à être à bout ! »

Une détenue enceinte, menottée, se tord de douleur pendant un examen gynécologique, peu de temps avant son accouchement par césarienne. Deux gardiens armés étaient devant la porte ouverte de sa chambre d’hôpital. Providence City Hospital, Anchorage, Alaska, États-Unis, 1993.
© Jane Evelyn Atwood

En plongeant dans cette abondante correspondance – souvent de longues lettres, écrites avec soin, envoyées à l’adresse d’une boîte postale ouverte pour l’occasion – on est frappé par la place singulière qu’occupe la photographe dans la vie de ses femmes. On ne peut s’empêcher de penser qu’elle est sans doute l’une des rares personnes à les avoir regardées, c’est-à-dire à leur avoir accordé une attention intense, répétée, dénuée d’a priori, avec l’empathie dont elle a fait le socle de son travail documentaire.

La vérité, en photographie, reste une notion dangereuse. Documenter un sujet sur le long terme relève souvent d’une honnête illusion. D’où vient alors l’incontestable justesse qui émane des photographies de Jane Evelyn Atwood ? Assurément de la dignité qu’elles préservent. « Si pendant l’editing je m’aperçois qu’une photo enlève de la dignité à quelqu’un ou manque de bienveillance, je peux l’éliminer de la sélection finale. » Pour la photographe, le respect mutuel et la confiance sont les garants de cette dignité. C’est cette approche qui confère à ses images leur puissance. Elles percutent notre conscience par le fait qu’elles exhalent une rudesse, sèche et parfois violente – la photographe n’élude rien, son objectif n’emprunte aucun détour – tout en maintenant une sensibilité toujours vibrante. Comme si la photographe était parvenue à sonder l’impénétrabilité de l’enfermement tout en réfractant la nature de ses images, portant au plus haut la fusion entre réalisme et humanité sans jamais trahir ses sujets.

Ce travail n’a pas seulement changé la vie des détenues et bouleversé celle de la photographe : il a également fait évoluer la législation, après que Jane Evelyn Atwood a photographié au plus fort de la souffrance une femme menottée en train d’accoucher dans une prison d’Alaska. Utilisée dans une campagne par Amnesty International, l’image a fait le tour du monde et a conduit des États des États-Unis, et l’Angleterre en 1997, à interdire ces pratiques. Les Nations unies ont adopté en 2010 les Règles de Bangkok, stipulant clairement que « les moyens de contrainte ne doivent jamais être utilisés sur des femmes pendant le travail, l’accouchement ou immédiatement après l’accouchement. » Pourtant, l’application reste inégale : certains États américains continuent d’y recourir, et ces abus persistent ailleurs dans l’ombre. Amnesty International et d’autres organisations les dénoncent régulièrement comme contraires aux droits fondamentaux.

Il est frappant de constater qu’au moment où l’État français annonce un projet ambitieux visant à créer des prisons de haute sécurité pour les cent narcotrafiquants les plus dangereux, à hauteur de 4 millions d’euros par établissement, d’autres besoins restent ignorés. On ne discutera pas ici de la pertinence de telles mesures, inspirées de celles mises en place dans les prisons italiennes pour lutter contre la Mafia, ni de leur efficacité. Mais il est difficile de ne pas souligner qu’aménager des cellules pour les mères et leurs enfants, augmenter le nombre de protections périodiques distribuées chaque mois aux détenues ou renforcer le dépistage des cancers du sein et de l’utérus coûterait bien moins cher, tout en répondant à des carences régulièrement pointées.

Le livre de Jane Evelyn Atwood nous oblige. Il nous invite à regarder les grandes oubliées du système carcéral. Car dans le monde entier, il y a, pour les femmes en prison, beaucoup trop de peines.

– Fabienne Pavia

À PROPOS DU BEC EN L’AIR :
Créé en 1999, Le Bec en l’air est un éditeur indépendant installé à Marseille, à la Friche la Belle de Mai. Un point commun réunit la plupart du temps ses publications : le dialogue entre l’image et le texte, entre photographie et récit, à travers une mise en page étudiée, des photographies et des textes d’auteurs. Au fil des ans, le catalogue – qui compte près de 300 titres – s’est enrichi d’écritures photographiques variées qui trouvent néanmoins une cohérence éditoriale : la photographie comme outil de questionnement du monde contemporain, qu’il s’agisse de préoccupations documentaires, esthétiques ou intimistes. Photographes reconnus ou émergents s’y croisent, sans exclusion de style ou de sensibilité artistique, ainsi qu’auteurs issus de la littérature, du journalisme ou de la critique d’art. Lauréate du Prix Nadar-Gens d’images en 2015 et 2023, la maison d’édition travaille en coédition avec des festivals de photographie, des musées, des galeries, des agences photos, des institutions culturelles pour enrichir la diffusion de ses ouvrages. Elle coédite depuis 2020 la collection « + Photographie » avec le ministère de la Culture. Basée à Marseille, à La Friche Belle de Mai, Le Bec en l’air est membre de France Photo Book et participe aux grands événements photographiques comme Paris Photo et les Rencontres d’Arles.
https://www.becair.com/

INFORMATIONS PRATIQUES
Trop de peines. Femmes en prison
Jane Evelyn Atwood
Le Bec en l’Air
Parution : 25 avril 2025
256 pages, 23,5 x 27,5 cm, Français / Anglais
ISBN : 978-2-36744-194-8
45€
https://www.becair.com/produit/trop-de-peines/

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