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Nous poursuivons aujourd’hui, la publication du journal de bord du photographe Pierre-Elie de Pibrac, actuellement en Israël dans le cadre de son projet « Exil ». Un périple qui le mena à Cuba puis au Japon, en pleine crise sanitaire du coronavirus avant de clore cette trilogie familiale en Israël. Ces pays ont le même point commun, celui d’interroger la place de l’individu au sein du corps social, dans des pays aux frontières fragiles et/ou souvent isolés dans leurs régions.

Shalom, shalom!

Cette nouvelle newsletter revient sur la période que nous avons vécue entre janvier et février, marquée par l’accord de cessez-le-feu avec le Hamas et le retour des otages. Un moment historique qui, je l’espère, mènera à la paix, bien que cela reste incertain dans une région du monde sous extrême tension.

Oryan, un Refuznik sorti de prison

Dans ma dernière newsletter, je vous ai brièvement parlé de ma rencontre avec Ella, une jeune Refuznik. Aujourd’hui, je vais approfondir ce sujet et revenir sur ce mouvement né en 1979. Les Refuzniks sont de jeunes appelés au service militaire qui refusent de s’engager. Souvent, leur choix les conduit en prison, les exposant ainsi à un possible rejet de la société israélienne.

Ella n’a pas encore été incarcérée, mais Oryan, un jeune homme de 19 ans rencontré début janvier, sort tout juste de prison. Il a déjà purgé deux peines d’un mois de prison, soit 60 jours, et attend de savoir s’il devra y retourner. Certains Refuzniks y ont déjà fait plus de 185 jours (soit plus de 6 mois), à l’image d’Itamar Greenberg, le plus célèbre d’entre eux qui n’a toujours pas reçu d’exemption et vient de retourner en prison pour la cinquième fois.

Accompagné d’Oryan, un jeune Refuznik, pour lui présenter la mise en scène que j’ai conçue afin de raconter son histoire. Photo @ David Kashtan

Oryan raconte :
« En classe de première, dès que vous avez 16 ans et 6 mois, vous recevez une lettre vous convoquant pour la première étape du processus de conscription. Lors de cette convocation, on vous explique comment le processus fonctionne. Ainsi, même pendant le lycée, de nombreuses discussions tournent autour de ce que vous allez faire dans l’armée.

Ensuite, vous passez par différentes sélections. Vous pouvez être dirigé vers les commandos, la marine, l’armée de l’air, etc. Puis, votre date d’incorporation arrive, et à ce moment-là, vous avez le choix : vous engager ou refuser.
Si vous décidez de ne pas vous enrôler, vous devez vous rendre sur place avec vos affaires, trouver un interlocuteur et déclarer : “Je ne vais pas m’enrôler.”
Ensuite, vous attendez.

Une installation spécifique, intégrée à une plus grande structure, gère les conscrits. L’officier responsable de ce bâtiment doit alors formaliser la situation en rédigeant des documents officiels. Vous êtes ensuite conduit dans un centre de rétention, situé à l’intérieur de l’installation de recrutement.»

Il m’a ensuite expliqué les raisons de son choix, son expérience en prison et le regard des autres. Il ressent un profond malaise vis-à-vis de l’armée, son pays et la guerre à Gaza, bien qu’il ne s’imagine vivre nulle part ailleurs dans le monde. Cet échange était passionnant et reflétait parfaitement le déchirement intérieur que vivent de nombreux Israéliens, partagés entre l’amour pour leur pays et le rejet de ce qu’il est en train de devenir. Il en veut énormément au gouvernement.

Gush Katif

Dans mon projet, je souhaitais également explorer la notion de déracinement à travers l’histoire des anciens habitants d’une colonie : Gush Katif.

Ce bloc de colonies israéliennes, situé dans la bande de Gaza et principalement habité par des colons juifs religieux, a été évacué par l’armée en 2005 lors du plan de désengagement unilatéral d’Israël suite à la Seconde Intifada. Cette décision a provoqué de profondes tensions politiques et émotionnelles en Israël, ainsi qu’un sentiment d’abandon et de trahison chez les colons expulsés.

Évacués fin 2005, après sept années passées dans ce que l’on appelle en Israël une caravan-villa (un préfabriqué), ils ont finalement construit une maison dans un moshav entre Ashdod et Beer-Sheva. C’est là que je les ai rencontrés. Cette discussion m’a permis de mieux appréhender le point de vue de colons pacifistes qui vivaient sur une terre non reconnue comme israélienne par le droit international. Ce couple a tissé des liens forts avec des Palestiniens tout en résidant sur les terres de Gaza. Cette dualité, entre l’attachement à cette terre qu’ils considèrent comme Eretz Israel, le fait d’avoir été expulsé par son propre pays et le sentiment de trahison qui en découle, la volonté de paix et le fait d’habiter dans une colonie, illustre toute la complexité d’Israël.

Vue aérienne du Gush Katif, un ancien bloc de colonies israéliennes à Gaza, évacué par l’armée en 2005.
/ Prise de vue en compagnie de Gisèle et son mari.

Yad Vashem

Pour les 80 ans de la Shoah, nous sommes allés au musée Yad Vashem à Jérusalem. Yad Vashem est le mémorial officiel d’Israël dédié aux victimes de l’Holocauste. Situé à Jérusalem, il commémore les six millions de Juifs exterminés et honore les Justes parmi les nations. L’ambiance y est profondément solennelle, douloureuse et empreinte de recueillement, marquée par le poids de la mémoire et le respect des vies perdues. Nous y sommes restés 4h30 et en sommes sortis bouleversés.

Yad Vashem, le mémorial officiel d’Israël en hommage aux victimes de l’Holocauste, situé à Jérusalem.

Gaza et Nova

Au cours du mois, juste avant le cessez-le-feu, j’ai également emmené Olivia à quelques centaines de mètres de Gaza pour qu’elle prenne la mesure de son état désastreux. Elle a aussi découvert l’atmosphère sonore qui y règne : un mélange de grondements sourds causés par les bombes, de détonations sèches provenant d’armes automatiques, de silences oppressants et également l’épais nuage de fumée grise qui stagne en permanence au-dessus de Gaza.

Vue de la bande de Gaza sous les bombardements, où les explosions et les tirs enveloppent les villes d’un immense nuage de fumée.

Je l’ai également emmenée à Nova, sur le site du massacre, entouré d’immenses champs vides qui n’ont laissé aucune échappatoire à tous ces jeunes qui se sont retrouvés piégés. Tout au long de la route, les dizaines de miklat (abris anti-roquettes) où s’étaient abrités tant de victimes sont criblés de balles. Par endroits, les stigmates des centaines de véhicules calcinés sont encore visibles sur le bitume. En chemin, nous avons découvert une immense casse, devenue lieu de mémoire, où ont été déposés tous les véhicules criblés de balles ou incendiés lors du 7 octobre, ainsi que les motos et voitures utilisées par le Hamas.

Des voitures de victimes du massacre du 7 octobre criblées de balles.

Véhicules et motos employés par le Hamas lors de l’attaque en Israël le 7 octobre.

Cessez-le-feu

L’événement marquant de ce mois de janvier reste l’accord de cessez-le-feu signé entre Israël et le Hamas. Un immense soulagement s’est ressenti dans le pays, où l’on attendait depuis si longtemps le retour des otages. Cependant, ces libérations se font au compte-gouttes et au prix de la libération de centaines de terroristes parmi les prisonniers palestiniens relâchés.

La tension a été exacerbée par les nombreuses alertes aux missiles yéménites entre le 1ᵉʳ et le 15 janvier, date du cessez-le-feu – avec même une dernière alerte le 18 au matin – et par deux attentats au couteau à Tel-Aviv, près de chez nous.
L’ambiance reste très tendue : les noms des otages libérés sont annoncés au dernier moment par le Hamas.

Ce cessez-le-feu a permis l’entrée massive de camions humanitaires à Gaza, livrant nourriture et soins aux habitants. Depuis peu, les habitants du nord peuvent également rentrer chez eux – si on peut le dire comme cela quand on voit l’état de destruction de la bande de Gaza – après une guerre de plus d’un an, dont le nombre important de victimes civiles reste à évaluer dans un contexte où la propagande est une arme omniprésente. Se pose désormais la question de la reconstruction d’un territoire profondément meurtri.

Ce cessez-le-feu a également entraîné la démission du ministre extrémiste Ben Gvir – une bonne nouvelle pour beaucoup! – et remis en lumière les tensions en Cisjordanie, notamment dans la région de Jénine, où la vie oscille entre attentats et opérations militaires. La situation y est plus explosive que jamais.

Affiche appelant à la libération de l’otage Karina Ariev, sur laquelle a été ajoutée une bannière :
‘Il reste encore 90 otages’, suite à sa libération le 25 janvier 2025.

A Nir-Oz avec Hadas Kalderon

Au cours du mois de janvier, j’ai accompagné Hadas Kalderon dont les enfants ont été kidnappés par le Hamas et libérés au bout de 52 jours, le mari également kidnappé et libéré le 1er février et la mère et la nièce tués le 7 octobre. Je dois avouer que, de ma vie, je n’ai jamais rencontré une personne aussi forte, résiliente et combattante. Cela faisait 2 mois que je travaillais sur le sujet et que je souhaitais trouver un moyen de parler, à travers la réalisation d’une mise en scène, de ce massacre qui a, à jamais, changé Israël et Gaza. Hadas m’a proposé de l’accompagner, avec Guila, à Nir Oz, là où le drame a eu lieu. C’est un moment que j’espérai et redoutai à la fois. Lorsque Guila m’a dit qu’on partait pour Nir Oz, je n’ai pas dormi de la nuit, entre cauchemars et appréhension de ce que j’allais voir et du témoignage que j’allais entendre.

Le 7 octobre 2023, le kibboutz de Nir Oz, situé près de la frontière avec Gaza, a subi une attaque dévastatrice par des militants du Hamas. Selon les informations disponibles, 46 résidents ont été tués lors de cette attaque. De plus, 71 habitants ont été enlevés et emmenés à Gaza. Parmi ces otages, certains ont été libérés lors de trêves ultérieures, tandis que d’autres sont malheureusement décédés en captivité. À ce jour, plusieurs résidents de Nir Oz restent portés disparus ou sont toujours détenus à Gaza. Un quart de la population du kibboutz a été tuée ou kidnappée.

L’allée menant au réfectoire du kibboutz, bordée des photos de tous les otages capturés par le Hamas.

En arrivant sur place j’ai été saisi par l’odeur de brûlé, une grande partie des habitations a été entièrement détruite par les flammes. Hadas nous a emmené en premier dans les ruines de la maison de sa mère dont elle avait appris le décès plusieurs jours après l’attaque. Elle a été tuée avec sa petite-fille trisomique, la nièce de Hadas, qui avait à peine 12 ans. Leurs corps ont été trouvés près de la frontière de Gaza.

La maison de la mère de Hadas Kalderon, située dans le Kibbutz de Nir-Oz, entièrement détruite et incendiée après l’assassinat de Hadas et de sa petite-fille de 12 ans le 7 octobre.

Ensuite, Hadas nous a conduit dans la maison de son ex-mari, Ofer Kalderon, là où il a été capturé avec deux de ses enfants Sahar et Erez, agés de 16 et 12 ans. La maison était partiellement brûlée et totalement pillée avec de nombreux tags sur les murs. Hadas nous a raconté comment ils ont été kidnappés après plusieurs heures cachés dans les buissons. Pendant cette période Hadas était dans son mamad, chez elle, elle nous a dit qu’elle savait ses enfants entre de bonnes mains avec leur père. Elle a été sauvée par une personne du kibboutz qui lui a permis de s’échapper.

Hadas Kalderon devant la maison de son ex-mari, Ofer Kalderon, montrant des photos de ses enfants et d’Ofer,
qui ont été otages du Hamas pendant respectivement 52 et 484 jours.

L’intérieur de la maison de Ofer Kalderon, complètement saccagée et incendiée.

A la fin de la journée, Hadas nous a emmenée chez elle, tout était saccagé mais la maison n’était pas brûlée. Elle compte s’y installer de nouveau. Quand nous étions là-bas, nous avons vu des habitants commencer à dégager les gravats, nettoyer les routes, espérant avoir les financements pour tout reconstruire. La plupart des habitants vivent encore à Eilat, Tel-Aviv ou encore Ashdod. Cette journée a été traumatisante et profondément humaine, nos sentiments étaient très contraires. Mais, nous avons eu le lendemain une merveilleuse nouvelle, Ofer Kalderon a été libéré avec deux autres otages.

Hadas Kalderon devant sa maison, pillée mais non brûlée. Des inscriptions militaires sur le mur témoignent du passage de l’armée et de l’état de la maison. À droite, la chambre de son fils, Erez, âgé de 12 ans lors de l’attaque du Hamas.

Conclusion
Ce mois de janvier a été une succession d’attentes interminables, de tensions extrêmes, de joies et de douleurs.

Dans la prochaine newsletter, je vous plongerai au cœur de la religion juive, à travers le portrait d’un rabbin de Yeshiva, d’un jeune juif laïc devenu Loubavitch et de religieux cherchant à remettre dans le droit chemin de jeunes colons violents en Cisjordanie. Je vous parlerai également du profond traumatisme provoqué par la tragédie de la famille Bibas.

Yalla Yalla.

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L’aventure de Pierre-Elie de Pibrac au pays du soleil levant Premier Chapitre, l’installation et la découverte
L’aventure de Pierre-Elie de Pibrac au pays du soleil levant Deuxième Chapitre, face au coronavirus
L’aventure de Pierre-Elie de Pibrac au pays du soleil levant Troisième Chapitre à Yūbari
L’aventure de Pierre-Elie de Pibrac au pays du soleil levant Quatrième Chapitre à Fukushima
L’aventure de Pierre-Elie de Pibrac au pays du soleil levant Cinquième Chapitre retour de Fukushima
L’aventure de Pierre-Elie de Pibrac au pays du soleil levant Sixième Chapitre, clap de fin

La Rédaction
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