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Pour sa deuxième carte blanche, notre invitée de la semaine, Luce Lebart – Historienne de la photographie et commissaire d’exposition – poursuit ses confidences sur la manière dont les projets prennent vie. Aujourd’hui, il est question de l’exposition Mold is Beautiful qui a eu plusieurs vies avant d’être présentée actuellement à Vérone, en Italie. Luce remet en lumière des images abîmées par une inondation ancienne, laissant la moisissure agir pour faire apparaître des formes et des matières fascinantes.Ce travail a été réunit dans un ouvrage publié en 2015 chez Poursuite éditions.

Depuis des années, une grande partie de mon travail consiste à ouvrir des boites, à en découvrir le contenu, à l’étudier, le travailler et le partager sous différentes formes.
Je n’oublierais jamais l’émotion ressentie lorsque à quatre pattes entre deux travées métalliques d’archives, j’ai pu accéder à ce qui empêchait le balai d’aller nettoyer plus loin. Deux boites de bois allongées étaient coincées sous l’étagère la plus basse. Il fallut les tirer doucement car le poids des tablettes semblaient reposerait sur elles. Le bois orange brun des boites étaient partiellement délavé et marqué de grandes taches ovales comme s’il avait été en contact avec de l’eau. Un rapide coup d’œil à l’intérieur laissa entrevoir une série de plaques de verres pour la projection, en couleur et en noir et blanc. Certaines semblaient merveilleuses : des champs de batailles de couleurs et de formes, des raz de marée, des explosions ou des feux d’artifices, les couleurs et les formes semblaient exacerbées. Les plaques étaient cerclées d’une bande de tissu noir. Certaines étaient collées entre elles, par paquets parfois. Elles sentaient l’odeur des maisons restées trop longtemps fermées, sans aération ni chauffage.

Merveilles de l’oubli, succès de la négligence et du désintérêt, ces images, abîmées par une inondation ancienne, ont été privées de la lumière du jour pendant des années. La solitude de leur confinement, ajoutée aux ressources organiques inhérentes à leur procédé (gélatine, et fécule de pomme de terre des autochromes), a fourni un terreau idéal à une prolifération créative aléatoire.

Cette autochrome à dominante verte était à l’origine une vue de jardin prise dans les années mille neuf cent dix, quelques temps après que ne soit commercialisé, en 1907 ce premier procédé couleur mis au point par les frères Lumière. Cette autre image montrait un feu de forêt et celle-là, un feu d’artifice sur les quais de la scène. D’autres enregistraient la voute céleste, une étoile filante. Ici un cliché du rivage du lac Léman ou encore des nuages annonçant l’orage. Pendant près de cent ans ces images ont été confinées et oubliées dans une boîte en bois portant les traces d’une inondation. Les micro-organismes s’en sont emparés et les ont activées, vitalisées et transformées. Cette rencontre entre la technique (la photographie) et le vivant (les micro-organismes) a généré des formes nouvelles qui ont la particularité, et c’est bien la beauté de cette série d’images, de rentrer en dialogue avec les contenus des images et de les prolonger. Le jardin, le feu de forêt, la constellation, le feu d’artifice et les nuages, sont doublement augmentés : de nouvelles fleurs inconnues apparaissent, des morceaux de bois brulés flottent, une voie lactée inconnue émane des distorsions de la gélatine tandis qu’un vol d’oiseau, décollement du liant de l’image s’échappe vers le ciel…. L’image technique est devenue un terrain pour la prolifération du vivant, une image vivante en quelques sorte et en tous les cas un écosystème dans lequel coexistent des êtres vivants et des artefacts.

Mais qui est l’auteur de ces images bouleversées par le temps, par l’air, l’eau et les manipulations ? Est-ce le photographe des années 1920 dont la trace et le nom sont effacés ? Est-ce l’auteure de ces lignes qui les a retrouvées et inventées au sens juridique du terme, ou bien encore est- ce que ce sont les micro-organismes qui ont transformé et métamorphosé ces images en objets de délectation esthétique ?

Avec Benjamin Digherer de Poursuite Editions, nous avons fait le livre Mold is Beautiful très vite, dans l’urgence, afin qu’il sorte dans la foulée de la découverte des plaques. Au-delà de la beauté de ces images, il s’agissait aussi de mettre en lumière la puissance créative d’un vivant souvent redouté en particulier dans le petit monde de l’archive.
En règle générale, les moisissures sont les ennemies numéro 1 de l’archiviste. ‘Facteurs de risques”, elles sont des “agents de dégradations” contre lesquelles la lutte est de mise. Dans ce contexte, leur potentiel créatif est injustement négligé alors qu’il est pourtant exploité depuis l’aube des temps par l’homme qui utilise le pouvoir transformant des micro-organismes pour faire son pain quotidien, son vin, sa bière et tous ses fromages.
Dans un texte de 1856 voué à encourager les recherches sur la stabilité des procédés photographiques, le chimiste Victor Regnault, premier président de la Société française de photographie, insistait sur le fait que seul le temps pourrait juger de la permanence de tel ou tel procédé photographique. De la même façon, c’est avec le temps que se déploie et prend forme l’ouvrage des moisissures.

Mold is beautiful nous parle des multiples vies des images argentiques tant d’un point de vue théorique et sensible que du point de vue de leur matérialité. Ces images bouleversées nous rappellent combien les qualités esthétiques d’une photographie sont décidément indépendantes d’une volonté artistique. Ici les artistes ne sont pas seul.es créateur.trices.

Mold is beautiful nous parle des multiples vies des images argentiques tant d’un point de vue théorique et sensible que du point de vue de leur matérialité. Ces images bouleversées nous rappellent combien les qualités esthétiques d’une photographie sont décidément indépendantes d’une volonté artistique. Ici les artistes ne sont pas seul.es créateur.trices.

Mold is beautiful est présenté en ce moment à Vérone en Italie, avec un commissariat associé de Francesco Biasi. Toute ma gratitude à Francesco pour sa collaboration.
https://www.grenzearsenalifotografici.com/current.

Publié en 2015, le livre était accompagné d’une exposition aux Cosmos Arles Book (Rencontres d’Arles). L’exposition a eu plusieurs vies et formes depuis, avec dernièrement sa présentation en décembre-janvier 2023-2024, à Ré-anima dans le cadre du festival de Cinéma expérimental et image en mouvement https://www.mire-exp.org/evenement/re-anima/ et en ce moment même.

La Rédaction
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