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Rencontre avec Anna Malagrida, Carte blanche PMU 2016

Temps de lecture estimé : 7mins

À quelques mois de l’ouverture de son exposition Cristal House à la Galerie de photographies du Centre Pompidou, nous avons rencontré Anna Malagrida, lauréate de la Carte blanche PMU 2016. L’occasion de faire le point au moment charnière où la photographe termine la réalisation de son projet et le début de la préparation conjointe de l’exposition et de l’ouvrage publié aux éditions Filigranes.

Pouvez-vous nous présenter votre projet de candidature à la Carte blanche PMU ? Comment est né ce projet ?

C’est précisément en passant devant le Centre Pompidou, endroit où l’exposition de la carte blanche allait avoir lieu, que je suis tombée sur une salle de jeu de paris située à l’angle de la rue du Renard, presqu’en face de la galerie sud du musée. Cette coïncidence dans l’espace, deux lieux placés au centre d’une grande métropole, vitrés et conçus dans la logique le la transparence, m’a semblé intéressante. Un point de départ pour réaliser un travail sur les espaces de jeu et la ville, ses interactions, mais aussi sur les gens qui les habitent et leurs histoires. J’ai décidé de travailler avec la logique du hasard qui me permettait, dans un instant précis et un lieu donné, d’observer ce qui se passait à l’extérieur et à l’intérieur de la salle et jouer sur leurs concomitances. J’ai imaginé une scène de théâtre où la ville serait le décor, les joueurs les acteurs et leurs histoires ainsi que des mots extraits de l’univers du jeu pourraient en devenir le texte.

Comment se situe votre proposition par rapport aux six précédents lauréats de la Carte blanche PMU ? Est-ce que ces anciens travaux vous ont inspirée, motivée pour votre projet ?

Je ne connaissais pas bien l’ensemble du travail des anciens lauréats avant de présenter ma candidature, j’avais vu quelques images isolées mais j’ai découvert les livres après. Je préfère toujours imaginer un projet sans l’influence des autres. Dans un deuxième temps, j’ai veillé à ne pas doubler des situations ou des idées qui pourraient se rapprocher dans la forme, comme dans le cas des tickets des joueurs que j’ai intégrés dans mon travail et qui ont été au cœur du travail de Mohamed Bourouissa.

Cela fait maintenant cinq mois que vous travaillez sur cette Carte blanche, comment se déroule sa réalisation ?

J’ai commencé à travailler dès que j’ai eu cette carte blanche fin janvier. Je voulais profiter de la lumière d’hiver qui éclaire particulièrement bien les intérieurs des salles de jeu perçues depuis la rue. J’avais envie de produire des images-tableau à partir de ces grandes fenêtres éclairées par la lumière rasante qui montrait la vie dans ces espaces lucratifs, en portant spécialement mon attention sur les mouvements des mains des joueurs. En fait, je n’ai pratiquement jamais eu cette lumière à cause des nuages… Les contraintes de lumière m’on fait changer de position. Je me suis placée à l’intérieur des salles et j’ai posé ma caméra pour filmer la rue depuis les grandes fenêtres. Le projet a commencé alors par des petits films sur la ville, mais la caméra était toujours placée à l’intérieur de la salle. Un peu à la façon de Perec dans le livre « Épuisement d’un lieu parisien », la caméra filmait en continu et la ville devenait un film en temps réel, sans coupures ni montages. Lorsque la caméra tournait, j’ai commencé à échanger avec les joueurs sur leurs parcours, leurs vies. Je prenais des notes. Parfois les joueurs se plaçaient aussi devant l’objectif, perçus dans l’ombre. Une vie a commencé à s’installer devant l’objectif, à l’intérieur des salles.

Vous utilisez plusieurs supports (la photographie, la vidéo et le texte). Pouvez-vous nous expliquer ce choix ?

Ce qui m’intéressait c’était justement de travailler depuis un lieu très précis, avec un périmètre d’action réduit et où toutes les histoires se croiseraient. Je voulais décrire cette réalité comme dans un jeu de cartes qui se tiendrait dans une main. Chaque carte apporterait une information différente et complémentaire. Ainsi, les médiums s’imposent naturellement et dialoguent entre eux. Mais, quelque part, je me sens essentiellement photographe. Quand j’utilise des textes, ceux-ci prennent la forme très imagée de bribes. Je travaille la vidéo comme une photographie prolongée dans le temps, avec un plan séquence fixe.

Je suis partie de l’idée de la collection de mains, et pour cela le médium photographique s’imposait. J’ai photographié les mouvements des mains, les gestes que les joueurs font avec les tickets de leurs paris durant l’attente. J’ai choisi et classé les mains dans un premier temps selon la forme par laquelle elles façonnaient ces tickets. Parfois elles fabriquent de petites boules, d’autres allongées et enroulées, ou encore juste écrasées… Ces petits papiers rappelaient les sculptures involontaires de Brassai. Ces gestes incarnaient les petites ou grandes angoisses de l’attente. J’ai récupéré les papiers que j’exposerai en forme de sculpture dans des vitrines lors de l’exposition. Par contre, j’ai décidé d’enlever les tickets des doigts lorsque j’ai photographié les mains pour obtenir des mouvements beaucoup plus abstraits qui offrent une lecture plus ouverte. J’aime l’idée d’une collection qui ne pourrait pas être classée, qui échapperait à sa condition même de collection. La plupart de ces mains appartiennent à des hommes et sont simplement l’expression de la présence de l’autre dans un lieu qui rassemble une population très variée.

Je n’envisageais pas de portraits photographiques mais des extraits de récits qui nous rapprocheraient des différents vécus et parcours des joueurs. Là, le texte s’imposait. J’ai utilisé la vidéo pour travailler la notion du temps, le contraste entre le rythme accéléré de l’activité dans la ville et celle de l’attente des joueurs qui s’étale dans un temps beaucoup plus soutenu. Le temps de l’attente, au ralenti, fait appel à l’idée de l’espoir, la possibilité de gagner peut changer une vie. Mais cet espoir est aussi présent dans les textes, c’est par ces bribes que les joueurs expriment leurs espoirs au-delà du jeu.

Comment ce sujet s’inscrit-il dans votre travail artistique ?

Dans mon travail il y a toujours eu une observation attentive de certains symptômes qui parlent de la société contemporaine. Mon point de départ est souvent une image, un lieu précis, qui peut s’avérer parfois anecdotique. À partir de ce fait ou lieu précis, qui a souvent un lien étroit avec la photo, j’essaye de construire des récits qui peuvent faire appel à d’autres situations ou lectures plus globales. Je travaille dans l’idée du chevauchement, de l’accumulation de sens et de lectures dans une même image ou un récit.

Par exemple, dans ma série Escaparates (2008-2009), j’ai photographié les surfaces peintes des vitrines de magasins à Paris. Séparées de leur contexte urbanistique, elles prennent des caractéristiques de tableaux abstraits, alors qu’en réalité elles renvoient à la crise qui a atteint l’Europe après le krach du marché dans les années 2007-2009.

Il y a souvent dans mon travail une préoccupation pour notre façon d’habiter la ville, pour des questions de société, qui apparaissent parfois sous forme de traces dans les murs, comme dans la série Los muros hablaron où des fragments de murs monochromes semblent dénués de sens, alors qu’ils conservent les traces de graffiti laissées par les acteurs des protestations sociales du Movimiento 15-M à Madrid et à Barcelone en 2011.

Cristal House s’inscrit dans cette logique de travail. Partant d’un lieu précis : deux salles de jeu vitrées à Paris, situées au rez-de-chaussée, et les joueurs qui se croisent régulièrement à cet endroit. Avec ces éléments je développe un récit multiforme qui situe cette action et ces acteurs, leurs désirs et leurs angoisses, dans un contexte précis : la mégapole.

INFORMATIONS

EXPOSITION À VENIR
Carte blanche PMU 2016
Cristal House
Anna Malagrida
Du 28 septembre au 17 octobre 2016
Galerie des Photographies du Centre Pompidou
Place G. Pompidou
75004 Paris
France
http://carteblanchepmu.fr
http://www.annamalagrida.com

 

Ericka Weidmann
Après des études d'Arts Appliqués et de photographie, elle rejoint un magazine en ligne consacré à la photo en tant que directeur artistique, poste qu'elle occupera pendant 10 ans. En 2010, elle s'installe comme DA en indépendant. En parallèle, elle devient responsable éditorial pour Le Journal de la Photographie et c'est en septembre 2013 qu'elle co-fonde le quotidien L’Oeil de la Photographie pour lequel elle est rédactrice en chef jusqu'en septembre 2016 avant de fonder 9 Lives magazine ! Ericka Weidmann est également journaliste pigiste pour d'autres médias.

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