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Carte Blanche à Marc Lenot : Estefanía Peñafiel Loaiza

Temps de lecture estimé : 5mins

Marc Lenot est notre invité de la semaine (lire son portrait publié lundi 1er mai), dans le cadre de sa carte blanche, le critique d’art a souhaité nous parler de l’artiste équatorienne Estefanía Peñafiel Loaiza qui expose en ce moment à l’ESAD de Grenoble.

 

Aujourd’hui, je voudrais vous parler d’une artiste que je suis depuis sa sortie des Beaux-arts de Paris en 2007, et dont le travail m’avait alors tant impressionné que j’avais aussitôt écrit sur elle. Estefanía Peñafiel Loaiza est équatorienne et vit en France depuis 15 ans. C’est en présentant son travail que j’ai gagné le Prix AICA en 2014, nous avons alors fait ensemble une exposition (au CPIF à Pontault-Combault) et un livre (Presses du Réel) ; c’est vous dire à quel point je suis sensible à son travail, et à ce qui le sous-tend.

J’aime à dire que la première pièce d’Estefania vue en 2007, je ne l’ai pas vue. Ou, en fait, je n’en ai vu, à grand peine, que la trace : empreinte d’une gomme sur un long mur blanc, inscription dans l’espace neutre d’un centre d’art de la ligne imaginaire qui donne son nom à son pays, l’Équateur, exemple magistral de la capacité de cette jeune artiste née en 1978 à faire surgir du sens avec une économie de moyens et une dialectique de l’apparition et de la disparition qui font vibrer toute son œuvre.

Reprenant l’histoire des gens ordinaires, sans grade, sans nom, de ceux qui sont toujours au second plan, des figurants, elle gomme chaque jour sur des pages de journaux la silhouette de ces anonymes, les enlève de la publication, de l’histoire officielle, et nous les restitue sous forme de rognures et de débris de gomme dans de petits bocaux qui leur sont autant de cercueils de verre, autant de mémoriaux du figurant inconnu. Ces disparitions, ces retraits, ces constructions de l’invisible sont des dessins d’absence, des latences.

On peut la voir effacer mot à mot le texte qu’Henri Michaux écrivit à l’occasion de son voyage en Equateur en 1928. Dans la lignée des grands écrivains voyageurs, le jeune Michaux se découvrit lui-même au cours de ce voyage quasi initiatique, et Estefania se réapproprie cette découverte : ayant d’abord recopié le livre à l’envers, elle l’efface, lettre après lettre, ligne après ligne, dans cette vidéo à rebours. Ses doigts, peu à peu, blanchissent la page : le spectateur désorienté, incapable de lire, de comprendre, ne peut que se confronter à la disparition, que constater l’échappée du sens, qu’être contraint d’aller au-delà du visible.

Avec Estefania, le visible apparaît, mais le réel reste invisible. Elle construit ainsi un travail sur le visible et l’indicible, le dicible et l’invisible, basé sur la persistance mémorielle de ce qui nous a été donné à voir. Elle nous cache ce qu’elle nous montre, construisant une impossibilité de voir qui vient questionner le statut même de l’image  Sa capacité à chambouler les points de vue, à déstabiliser le rapport que le spectateur croit entretenir avec l’image, est éminemment dérangeante : elle ne montre pas des images, mais elle révèle des signes.

Elle récupère ainsi des vidéos de surveillance à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, vidéos censées traquer les immigrants clandestins. Puis elle laisse l’objectif de son appareil photo ouvert pendant la durée de la vidéo projetée sur un mur dans son atelier. Elle transforme ainsi l’image mobile en image fixe, et rend alors les hommes flous, fantomatiques, leur redonnant une protection par l’invisibilité. Ne restent plus qu’un cadre noir attestant de la dissimulation de la caméra, et qu’un paysage banal où le passage de l’immigré pourchassé n’est plus qu’une trace, qu’une ombre insaisissable.

Quelles traces, quelles empreintes laissent donc les migrants, immigrants/émigrés, les exilés, les réfugiés, les expatriés, ceux qui sont toujours entre deux pays, entre deux cultures, qui ne sont plus vraiment d’ailleurs et pas encore d’ici, et qui, plutôt que déracinés, poussent des racines partout où ils s’installent ? Estefania Penafiel vit entre deux pays, l’un de son enfance et l’autre de sa vie de femme adulte, l’un périphérique, longtemps colonisé et fantasmé, et l’autre central, orgueilleux et nostalgique, l’un qui se voit métis et pluriel, et l’autre qui se veut cartésien et centralisateur ; entre ces deux mondes, artiste aux aguets du monde, elle navigue incessamment, physiquement, mentalement, poétiquement, artistiquement.

Le site de l’artiste : http://fragmentsliminaires.net/

ACTUALITÉS
• Du 4 au 13 mai, suite à sa récente résidence (Saint-Ange), elle expose à l’ESAD à Grenoble http://residencesaintange.com/index.php/2017/04/03/estefania-penafiel-loaiza-vernissage-de-lexposition-mercredi-2-mai-18h00-galerie-de-lecole-superieure-dart-de-grenoble/
Les deux vidéos de son projet « et ils vont dans l’espace qu’embrasse ton regard », montrées à l’exposition Soulèvements au Jeu de Paume, sont visibles dans l’exposition Insurrecciones, au Museu Nacional d’Art de Catalunya, à Barcelone jusqu’au 21 mai ( Insurrecciones | Museu Nacional d’Art de Catalunya ) et au Museo Universidad Nacional Tres de Febrero, à Buenos Aires, jusqu’au 29 septembre.
• Elle participe à l’exposition collective Pièces d’Eté, à Malbuisson, dans le Doubs, du 10 juin au 16 septembre 2017.
Sa prochaine exposition personnelle dans sa galerie (Alain Gutharc) ouvrira en Septembre
http://www.alaingutharc.com
• Début 2018, elle exposera à Orthez (image/imatge — promotion et diffusion de l’image contemporaine), à Rome (http://www.albumarte.org ) et au Musée Picasso à Paris.

La Rédaction
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